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 De Gros Objets pas si stupides 
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De Gros Objets pas si stupides

Roland C. Wagner





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PRÉFACE

Technologie et métaphysique

   
    Si l’on peut dire de nombreux écrivains qu’ils figurent — ou ont figuré — la science-fiction, l’auteur anglais Arthur C. Clarke est sans doute celui qui, depuis l’âge classique du genre, incarne la science-fiction. Et cette image d’auteur de hard SF lui colle à la peau, en dépit de la coexistence au sein de son œuvre d’une grande rigueur scientifique et d’une sensibilité bien moins rationnelle. L’homme qui, dès 1945, a formulé un concept aussi indissociable de notre monde contemporain que peut l’être le satellite de télécommunications est aussi un « mystique » — ou, du moins, un individu fasciné par les aspects métaphysiques du matériau qu’il a largement contribué à façonner au cours des soixante dernières années.
    Comme beaucoup de ses confrères étatsuniens, Arthur C. Clarke, né en 1917, a été un fan de SF avant de devenir auteur. Grand lecteur pendant les années 1930 de pulps venus d’Outre-Atlantique, il noue via leur courrier des lecteurs des contacts avec d’autres amateurs, ainsi qu’avec Eric Frank Russell, alors la principale signature britannique figurant au sommaire des magazines U.S. Cet intérêt pour la SF va de pair avec une passion pour l’astronomie et surtout l’astronautique, cette technoscience encore essentiellement conceptuelle annoncée par les fusées de Goddard et les théories de Tsiolkowski.
   
    Après quelques années passées à travailler comme commissaire aux comptes au Trésor royal, années où il publie des textes de SF dans des fanzines comme Amateur Science ou Satellite, il se retrouve enrôlé dans la R.A.F. pendant la Seconde Guerre mondiale. Il sert notamment comme instructeur radar et officier technique pour le premier système d’atterrissage guidé depuis le sol — deux postes qui lui permettent de se familiariser avec des technologies de pointe. Il remporte aussi durant cette période le premier prix d’un concours organisé par le magazine de la R.A.F. avec un article prospectif sur le rôle que les fusées seront appelées à jouer dans les conflits à venir. Les premiers V2 tombant sur Londres lui donneront tristement raison.
 
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    La guerre finie, il décide de reprendre ses études au King’s College, l’université de Londres, d’où il sort en 1948 avec une licence de physique et de mathématiques. En parallèle, il commence à publier dans des revues sur les deux rives de l’Atlantique : son premier texte professionnel, « Loophole », est au sommaire du numéro d’avril 1946 d’Astounding, le prestigieux pulp dirigé par John W. Campbell. Une grosse vingtaine de nouvelles plus tard, en 1951, paraît son premier roman, Prélude à l’espace (1), suivi la même année des Sables de Mars (1). Ces anticipations scientifiques à court terme sont avant tout des
œuvres de propagande en faveur du développement de l’astronautique. En ces temps de Guerre froide, Clarke fait preuve d’un optimisme qui ne se démentira pas tout au long de sa carrière : comme nombre de ses confrères, il croit que l’homme ira un jour dans l’espace, et il imagine des solutions techniques aux problèmes posés par le vol spatial.
   
    Mais, Clarke est aussi un rêveur aux songes empreints de métaphysique, voire de mysticisme. Ce dont témoignent par exemple deux textes de 1953 : « The Sentinel » (2), une nouvelle constituant l’embryon de 2001, l’odyssée de l’espace (3) et La Cité et les astres (4). 1f1b2e1b3e07d62eece116fd25405233.jpgCe roman, qui se déroule dans un (très) lointain avenir, est caractérisé par un élargissement de la perspective tout à fait impressionnant — d’une cité close jusqu’aux étoiles —, surtout en comparaison de l’aspect « étriqué » des textes d’anticipation de Clarke, où il se contente en général d’extrapoler avec une certaine sécheresse une idée technique ou scientifique que l’on serait tenté de qualifier de « terre-à-terre » si le voyage spatial n’en était pas le plus souvent le sujet principal.
    Pendant les années 1950, il publie de nombreuses nouvelles et quelques romans, ainsi qu’une flopée d’ouvrages de vulgarisation scientifique traitant bien évidemment du vol spatial, mais aussi de l’exploration des océans. Sa passion pour la plongée sous-marine — qui l’amène à s’installer à Sri Lanka en 1956 — se manifeste d’ailleurs dans Les Prairies bleues (5) (1957), où un astronaute se voit contraint de renoncer au vide interplanétaire pour les profondeurs sous-marines.
 
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    Sa production littéraire diminue notablement au milieu de la décennie suivante, en raison du travail qu’il effectue sur un scénario de film en collaboration avec Stanley Kubrick, le réalisateur des Sentiers de la gloire et du grinçant Dr. Folamour. En contrepartie, après la sortie en 1968 de 2001, l’odyssée de l’espace, Arthur C. Clarke est propulsé au rang d’auteur de SF le plus connu de la planète. Le fait qu’il ait fait partie des commentateurs de plusieurs missions lunaires — dont la principale, celle d’Apollo 11 — sur CBS TV n’est pas non plus étranger à cette renommée internationale. On voit même son nom au sommaire de Playboy au début des années 1970 !

    C’est à cette époque qu’il signe avec l’éditeur anglais Gollancz ce qui est alors le plus gros contrat jamais proposé à un auteur de science-fiction. Il s’engage à écrire trois livres. Rendez-vous avec Rama sera le premier d’entre eux. Paru en 1973, il décroche l’année suivante les prix Hugo, Nebula et Locus, le John W. Campbell Memorial Award et le British Science Fiction Award. Excusez du peu.
    Comme on peut le lire dans The Encyclopedia Of Science Fiction de Clute & Nicholls : « Jusqu’à quel point le livre le méritait-il, et jusqu’à quel point les prix célébraient-ils seulement le retour d’une figure énormément aimée du domaine après tant d’années de silence relatif n’est pas clair. » Mais peu importe. Car, que Rendez-vous avec Rama soit le « meilleur » roman de Clarke ou non, c’est certainement celui qui réussit le mieux — avec 2001 : l’odyssée de l’espace, mais sa signification est en quelque sorte « altérée » par l’existence du film parallèle — à réunir les deux axes autour desquels s’est organisée son œuvre littéraire : la fascination pour la technologie et le vol spatial d’une part, et la dimension métaphysique d’autre part.




19b69f0d9cda6098696c5352059e9acb.jpgDe gros objets stupides

   
    La science-fiction a toujours été friande de gigantisme. Dès les premiers balbutiements de la forme moderne du genre, à la fin des années 1920, les auteurs des pulps n’hésitaient pas à donner dans la démesure, dans une fuite en avant dont le principal Leitmotiv semblait être « toujours plus gros ». Les nefs titanesques de la série des Fulgurs (5) de E.E. « Doc » Smith, engagées dans des combats furieux détruisant des systèmes solaires entiers, ou la « comète » des Cométaires (6) de Jack Williamson, assez vaste pour emporter plusieurs planètesd’une étoile à l’autre, en sont deux exemples parmi bien d’autres, dont la série allemande Perry Rhodan s’inspirera largement quelques décennies plus tard. On pourrait également citer Trantor dans Fondation (7) d’Isaac Asimov, avec sa ville couvrant toute une planète. Le gigantisme est une composante indissociable du sense of wonder.
   
    À côté de ces exemples tirés des pulps étatsuniens, et relevant donc d’une littérature qu’il convient de qualifier de « populaire », les artefacts inventés dans Créateur d’étoiles (4) par Olaf Stapledon — un auteur anglais que Clarke a lu dans sa jeunesse —, revêtent une grande importance dans la genèse d’un type particulier de créations science-fictives qui sera baptisé par la suite « Big Dumb Objects », ou « gros objets stupides » en français :
    « […] équipés des dernières réalisations de la science physique et maîtres de l’énergie subatomique, [les Symbiotiques] pouvaient construire dans l’espace des planètes artificielles d’habitation permanente. 27e05ed55caf1f4c8c770e1edcafe6fe.jpgCes grands globes creux de diamant artificiel variaient des structures les plus primitives et les plus petites, comme l’astéroïde, aux sphères considérablement plus grandes, comme la Terre. En général, ils n’étaient pas entourés d’atmosphère, car leur masse était trop peu importante pour empêcher les gaz de s’échapper. Une couche de forces répulsives les protégeait contre les météores et les rayons cosmiques. La surface extérieure de la planète, totalement transparente, emballait l’atmosphère. Juste au-dessous étaient suspendus les centres de photosynthèse et les machines qui puisaient l’énergie des radiations solaires. Une partie de cette enveloppe externe renfermait des observatoires astronomiques et des machines pour contrôler l’orbite planétaire. […] L’intérieur de ces mondes était conçu comme un jeu de sphères concentriques soutenues par des poutres et des arcs gigantesques. […] Les races de la subgalaxie […] construisirent des planètes artificielles adaptées à leur nature. […] Au rythme des âges, de centaines de milliers de petits mondes surgirent, croissant en taille et en complexité. Plus d’une étoile sans planète naturelle s’entoura d’anneaux concentriques de mondes artificiels, tous très divers. »    
   
    Freeman Dyson s’inspire ouvertement de Stapledon lorsqu’il formule en 1960 le concept de la fameuse sphère portant son nom. Pour mémoire, il s’agit d’un artefact titanesque englobant totalement une étoile — à une distance raisonnable pour que la vie soit possible sur sa surface intérieure — afin de capter la totalité du rayonnement émis par celle-ci. Dyson pensait que les besoins énergétiques des civilisations hyper-évoluées finirait par les pousser inéluctablement à réaliser de telles constructions. Or l’on trouve en effet dans Créateur d’étoiles le passage suivant :
c66ceb319eb59659bfe02f10f8223807.jpg     « [Cette vaste communauté] commença d’utiliser l’énergie de toutes ses étoiles à une échelle jusqu’alors insoupçonnée. […] chaque système solaire était entouré d’une gangue de pièges de lumière qui concentraient l’énergie solaire dans un but intelligent. »
   
    Certes, la sphère elle-même n’est à aucun moment décrite dans le roman de Stapledon, mais on y trouve tous les éléments présidant à sa conception. Gageons qu’Arthur C. Clarke a été lui aussi impressionné par ces descriptions, ainsi que par la coexistence chez Stapledon des dimensions technologique et métaphysique — quoique l’accent soit plutôt mis sur la seconde dans Créateur d’étoiles.
   
    Ce ne sont donc pas les artefacts monumentaux qui manquent pas dans l’histoire du genre. Néanmoins, en dépit de leur taille et de leur étrangeté, ces constructions impressionnantes demeurent — plus ou moins — compréhensibles par les personnages qui y sont confrontés. Trantor a été bâtie par des êtres humains, la « comète » de Williamson est clairement identifiée comme une sorte de vaisseau spatial démesuré appartenant à des voleurs de planètes et la destination des mondes artificiels de Créateur d’étoiles ne fait aucun doute aux yeux du narrateur. La sphère de Dyson elle-même demeure intelligible au lecteur du XXe siècle, puisque son inventeur expose les raisons qui ont poussé à la construire.
    Il manque à tous ces objets une dimension. Celle du mystère.
    Car l’expression « Big Dumb Object », qui apparaît pour la première fois sous la plume de Roz Kaveny en 1981 dans la revue Foundation, implique non seulement que l’artefact en question soit énorme, mais aussi qu’il soit « stupide » — ou plus exactement énigmatique, mais nous y reviendrons.
863caf3a85ebae891e62f6780bab5c05.jpg     En ce sens, le premier ancêtre science-fictif des Big Dumb Objects est vraisemblablement le super-calculateur couvrant une planète sur trente kilomètres d’épaisseur de « Facteur limitatif » (8), une nouvelle de Clifford D. Simak parue en 1949. En effet, si cette machine ne diffère guère dans ses dimensions de la ville-planète de Trantor ou des mondes artificiels de Stapledon, elle s’en écarte au moins sur deux points : elle n’a pas été construite par l’homme, ni par un peuple connu de l’homme, et sa destination est, au départ, incompréhensible.
    On peut également citer parmi les précurseurs des Big Dumb Objects le monolithe noir de « La Sentinelle » de Clarke, que l’on retrouve quinze ans plus tard dans 2001, l’odyssée de l’espace, mais il faut attendre quelques lustres pour que le thème s’impose massivement au genre, en 1971 avec L’Anneau-Monde (9) de Larry Niven et, deux ans plus tard, Rendez-vous avec Rama. (On pourrait ajouter à cette liste d’ouvrages fondateurs Le Monde du Fleuve (10) de Philip Jose Farmer — à condition d’admettre que le monde en question est bien un « objet ».) Ce qui explique sans doute pourquoi l’expression désignant ce type d’artefact n’a pas été forgée avant le début des années 1980, à une époque où ils étaient déjà devenus courants dans le domaine.




4aaae145521e8db270a6005f87a59a14.jpgUne science-fiction « totale »


    Avant d’aller plus loin, citons ce que dit Sylvie Denis de Rendez-vous avec Rama dans son article « Cyberspace ou l’envers des choses » :
    « Dans ce qu'on peut appeler la science-fiction totale, on trouve au moins le même nombre d'éléments connus et d'éléments inconnus. Mais (dans le meilleur des cas) le nombre d'éléments inconnus peut excéder largement celui des éléments connus.
    « Un excellent exemple nous est fourni par le roman d'Arthur C. Clarke Rendez-vous avec Rama. Celui-ci nous offre une fort bonne démonstration des divers degrés de simulation de l'inconnu que peut produire un auteur. Le roman se situe dans un futur relativement proche : on y constate que les institutions politiques et sociales (tel le mariage) sont légèrement différentes des nôtres, mais pas au point de vraiment désorienter le lecteur. L'élément le plus important est bien sûr Rama : l'objet inconnu qui pénètre dans un univers certes déjà décalé, mais largement intelligible. Rama est le nec le plus ultra en matière d'objet fictif et inintelligible : il s'agit d'un cylindre de métal gigantesque. Mais si son origine extraterrestre devient rapidement évidente, les humains qui l'explorent ne parviennent pas à en deviner la nature. Il en est de même pour tout ce qu'il contient. »
    Cette idée permet de mesurer la distance qui sépare Rama de la « comète » de Jack Williamson, dont on comprend assez vite la nature. De plus, même si les créatures qui occupent celle-ci demeurent énigmatiques, leurs intentions sont claires, tout aussi claires que celles des innombrables peuples extraterrestres qui, tout au long de l’histoire de la science-fiction, ont tenté d’envahir et/ou de détruire notre système solaire : c’est leur agressivité et leur avidité — celle-ci découlant de celle-là — qui rend les Cométaires intelligibles aux yeux des humains. On pouvait déjà le constater chez les extraterrestres en quête de fer dans la série des Fulgurs : dans un cas comme dans l’autre, le besoin de matières premières constitue la principale motivation de l’autre venu d’ailleurs.
    De la même manière, dans le film Alien de Ridley Scott, c’est par sa voracité que la créature éponyme paraît la moins étrangère à notre compréhension. La nécessité de se procurer — par la force — des matières premières, de l’énergie ou de la nourriture sont des motivations tout à fait humaines, même si le reste du comportement des créatures et/ou artefacts impliqués demeure inexpliqué.
    En cela, Rendez-vous avec Rama diffère profondément des textes et films précités. L’étrangeté, le mystère demeurent entiers, tout comme chez la créature parfaitement autre à qui est confronté le protagoniste humain de « L’Odyssée martienne » (10) de Stanley G. Weinbaum. Ou comme dans 2001, serait-on tenté de dire. Toutefois, Rama ne représente pas un simple démarquage des monolithes noirs. En effet, alors que ces derniers interfèrent avec l’espèce humaine — en agissant notamment sur son évolution, comme le suggère la première partie du film/livre — Rama se contente de passer, indifférent aux minuscules créatures qui le visitent et cherchent désespérément à le comprendre. La seule interaction est le fait des êtres humains, ce qui le différencie également du Martien de Weinbaum — lequel, même si ses motivations demeurent ignorées, apporte cependant son aide au personnage principal.
 
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    Par son absence d’agressivité comme d’interventionnisme, par l’énigme que représentent les mobiles de ceux qui l’ont construit, par son indifférence à l’égard de l’espèce humaine, Rama constitue donc un mystère d’une nature quasiment métaphysique. Il n’est d’ailleurs pas innocent qu’il porte le nom d’un dieu hindou.
    Si Rendez-vous avec Rama appartient à la science-fiction « totale » évoquée par Sylvie Denis, c’est avant tout parce que l’environnement dont la découverte et la description constituent l’essentiel du roman est totalement étranger à tout ce que l’être humain — et, donc, le lecteur — a pu rencontrer dans son quotidien. L’intérieur du Big Dumb Object n’est pas réductible à nos connaissances, ni à celles des personnages qui en effectuent la visite. Certes, les lois physiques s’y appliquent, comme partout ailleurs dans l’univers, et Clarke prend grand soin de mettre en avant des caractéristiques telles que l’augmentation de la gravité et de la densité de l’atmosphère à mesure que l’on s’écarte de l’axe de rotation. Mais ces données familières ne font que renforcer l’énigme majuscule représentée par Rama.
    Ainsi, on y trouve des villes auxquelles les visiteurs humains donnent les noms de cités de la Terre… Seulement, s’agit-il bien de villes au sens terrien du terme ? Ici, l’analogie est employée pour renforcer le mystère, et ce qui peut paraître familier se révèle en réalité tout à fait étranger :
    « Le vrai New York, comme toutes les habitations humaines, n’avait jamais été terminé. Ceci, en revanche, était tout de symétrie et de modules mais d’une organisation si complexe qu’elle décourageait l’esprit. Cela avait été conçu et planifié par une intelligence hautement directive, puis construit et achevé comme une machine vouée à quelque fonction précise. Après quoi, n’étaient plus possibles ni croissance, ni changement. »
    Ce passage me semble typique de l’impression produite par Rama sur l’esprit de ses visiteurs : le Big Dumb Object et son contenu ne sont pas réductibles à des concepts humains, précisément parce qu’ils ont été construite par une race étrangère dont l’aspect demeure ignoré et la mentalité insaisissable. Tout ce que les explorateurs peuvent glaner, ce sont des bribes d’un savoir et d’une pensée qui leur échappe. Nous sommes bien dans la science-fiction « totale », et la soumission de cet environnement d’une profonde étrangeté aux lois scientifiques connues et reconnues n’en altère pas le mystère, bien au contraire.
    La science rejoint ici la métaphysique, et le sentiment principal dominant le livre, outre la curiosité scientifique, est bel et bien ce que les anglo-saxons appellent « awe », et que l’on pourrait traduire par une terreur mêlée de respect face à des manifestations divines — ou, du moins, dépassant l’entendement. Comme si la profonde différence des bâtisseurs de Rama et leur avance technologique considérable engendraient une forme de transcendance.




298852a4eb32d0cdbd2a48d44bba2b2e.jpgUne descendance prolifique


    Après Rendez-vous avec Rama, les Big Dumb Objects se sont multipliés dans le champ science-fictif, peut-être parce qu’ils offraient un moyen de renouveler aisément le thème fascinant du peuple extraterrestre disparu qui a laissé derrière lui des artefacts mystérieux. De La Grande Porte (12) de Frederik Pohl à l’astéroïde voyageur du dyptique constitué par Éon et Éternité (13) de Greg Bear, de la tour énigmatique explorée par les personnages de Diamond Dogs (14) d’Alastair Reynolds à la sphère de Dyson qui se trouve au cœur du cycle d’Omale (12) de Laurent Genefort, ces objets « stupides » ont pris des formes et des significations très différentes les unes des autres. J.G. Ballard lui-même, dans « Rapport d'exploration concernant une station de l'espace non identifiée » (15), s’est essayé à l’exercice, avec pour résultat un texte tout à fait étrange où le Big Dumb Object, dont la taille ne cesse d’augmenter à mesure que ses explorateurs progressent, se révèle être l’univers tout entier, rien de moins !
    Clarke, quant à lui, continue à jouer son rôle de propagandiste de l’expansion humaine à travers l’espace, avec notamment Les Fontaines du Paradis (16) et La Terre est un berceau (12), en collaboration avec Gentry Lee. Si le second, en dépit de son magnifique titre français tiré d’une citation de Tsiolkoowski, demeure anecdotique, le premier mérite qu’on s’y arrête. Le roman décrit en effet un projet monumental : la construction d’un ascenseur orbital. Cette idée d’un satellite géostationnaire relié à la Terre par un câble permettant à des navettes de circuler de l’un à l’autre a été formulée au début des années 1960 par divers scientifiques, dont Arthur C. Clarke lui-même, mais ce n’est qu’à la fin de la décennie suivante que celui-ci l’exploite sous une forme fictionnelle.
9abd5da270794e36844f721a343584e0.jpg     Les Fontaines du Paradis constitue en quelque sorte l’exacte antithèse de Rendez-vous avec Rama. Si le roman possède une dimension métaphysique, elle ne naît pas de l’artefact lui-même et du mystère suscité par son existence, mais de sa réalisation. Vannevar Morgan, le concepteur de ce pont vers les étoiles, est un ingénieur, un bâtisseur, un de ces hommes qui osent et qui vont de l’avant en dépit des obstacles, des contraintes et des échecs provisoires. Sa détermination n’est pas sans rappeler celle de Delos Harriman, L’homme qui vendit la Lune (16) de Robert Heinlein, ou mieux encore, celle de l’architecte étatsunien Frank Loyd Wright tel que King Vidor le montre dans Le Rebelle en 1948 : un personnage inspiré et obstiné, porté par un projet si grandiose qu’il transcende sa propre existence.

    C’est grâce à ce genre d’individu, paraît vouloir nous dire Clarke, que l’espèce humaine parviendra un jour à construire ses propres Big Dumb Objects. De fait, l’ultime scène du livre présente un artefact nettement plus impressionnant que Rama : un anneau-ville orbital ceinturant la Terre.
 
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    Il me semble que ce fruit magnifique du génie humain annonce ce que seront les suites de Rendez-vous avec Rama. Puisque de telles réalisation sont — ou seront un jour — à notre portée, ne convient-il pas d’expliquer le mystère représenté par ce cylindre de métal et son contenu ? Mais l’énigme en question est si immense, si démesurée, si cosmique qu’il faudra trois livres supplémentaires pour en venir à bout, avec en outre l’aide de Gentry Lee, également co-auteur de La Terre est un berceau. Et, paradoxalement, les révélations qui se succèdent au sujet de la nature de Rama, ainsi que sa réduction à un ensemble de concepts qui n’ont plus rien de métaphysique, ne parviennent pas à en détruire le charme initial, ni la fascination exercée par cet objet gigantesque dès son arrivée dans notre système solaire.
    Expliquer n’est pas détruire et, s’il y a une leçon à tirer de cette tétralogie, c’est peut-être que l’expression « Big Dumb Object », derrière son aspect ironique, contient une subtilité sémantique, imperceptible à première vue, qui lui donne pourtant tout son sens.
    Ce ne sont pas les Big Dumb Objects qui sont stupides, mais nous qui sommes trop stupides pour les comprendre.

 

Roland C. Wagner

 



    (1) Fleuve Noir.
    (2) In Avant l’Eden, J’ai lu.
    (3) J’ai lu.
    (4) Denoël.
    (5) Albin Michel.
    (6) In Ceux de la légion, le Bélial’.
    (7) Gallimard.
    (8) In Histoires de machines, le Livre de poche.
    (9) Mnémos.
    (10) Robert Laffont.
    (11) In Une Histoire de la science-fiction, Librio.
    (12) J'ai lu.
    (13) Le Livre de poche.
    (14) In Diamond Dogs, Turquoise Days, Pocket.
    (15) In Fièvre guerrière, Stock.
    (16) Folio SF.
 
  



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