L'écriture de la Science Fiction - II
Claude Ecken
- Le procédé suivant est plus utile aux informations d'ordre scientifique qui, on l'a vu, passent mal dès que le salon où l'on cause se déroule ailleurs que dans un congrès de spécialistes. Il s'agit du fameux coup de la panne. On remarquera au passage la subtile liaison avec les commentaires qui précèdent.
En effet, utiliser un objet ou une technique dans des conditions normales ne nous apprend rien sur lui. Par contre, une erreur de manœuvre ou un accident permet de déduire sans délai une foule de renseignements, depuis la fonction première de l’appareil jusqu'à son principe. Ce sera le technicien dépêché sur les lieux qui tout en expliquant les défauts de fonctionnement à l’usager, assouvira dans le même temps le légitime désir de compréhension du lecteur. Ainsi, dans l’exemple suivant, où le héros, avant de quitter son vaisseau spatial, a appuyé sur un bouton resté sans effet. On va tout de suite savoir à quoi ça sert...
Non. Le réparateur n’a pas l’air de venir. C’est toujours la même chose avec eux. Profitons de cette réflexion pour signaler qu’il est bon de garder quelques constantes d’une époque à une autre, comme cette absence d'intervention, afin de ne pas égarer le lecteur par un dépaysement trop radical, et passons immédiatement à un autre exemple :
« Distraitement, Marc inséra son index dans l'orifice idoine, puis appuya sur le bouton. »
Suspense…
« Cette carte de crédit a un solde débiteur, l’informa le serveur. J’appelle un agent ou vous êtes disposé à faire la vaisselle ?
– Ce doit être la puce sous mon doigt qui est flinguée… »
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Bien sûr, les aléas qui en résultent retardent un peu la progression de l’action mais rien n’empêche de faire de ce retard un élément de relance de l’intrigue :
« C’est en faisant la plonge à la cuisine qu’il vit les patibulaires agents de la Guilde de l'Espace se diriger droit vers la table qu'il avait occupée. Ils étaient sur sa piste. »
Les pannes ont un autre avantage, qui tient à la crédibilité. Quoi de plus réaliste qu’une machine sujette à des défaillances à la place des rutilantes fusées à combustion nucléaire propres de la science-fiction des débuts ? Les objets vieillis donnent à l’univers imaginaire une patine qui empêche le lecteur de croire qu’il vient juste d’être inventé par un auteur pressé de combler son déficit bancaire (cette image, soit dit en passant, est un merveilleux sujet de science-fiction, inépuisable de variations car il renouvelle, comme dirait Gérard Klein, le thème inusé autant qu’inusable de la quête). Le crade, le sale, le dégradé, ça a tout de même une autre gueule !
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A ce stade du récit, si l'univers science-fictif a pu être habilement exposé au cours de la narration, le seul problème restant est de savoir comment raconter une histoire qui tienne debout avec un héros malchanceux flanqué d’un imbécile et dont la fusée n’arrête pas de tomber en panne.
– Si l'ampleur de la tâche rebute, on peut s'en tirer avec une dernière solution, très en vogue actuellement : ne pas délivrer d'explication du tout ! Il est en effet préférable de montrer plutôt que d'expliquer, et les astuces qui précèdent, aussi répandues qu'elles soient, ne sont que des explications déguisées en scènes. L'absence d'explication a le mérite de donner à voir un univers qu'on ne décryptera que progressivement, par déduction et comparaisons successives. Après tout, c'est bien ce qui se produit dans la vie de tous les jours : on ne commence à connaître une question qu'après s'être frotté au problème.
C'est d'ailleurs ce qui se passe quand Marc se met en quête d'associés. Les gouvernements mis au courant lui ont demandé s'il a réalisé l'ampleur du bouleversement qui découlerait de ce moyen de transport instantané : les faillites prévisibles, l'accélération des échanges entraînant des bouleversements sociaux, augmentant les risques de contrebande et d'attentats terroristes. Pour prendre la mesure de cette révolution, il conviendrait d'introduire la téléportation avec parcimonie dans un premier temps. Marc en est tout secoué, jusqu'à ce qu'il réalise que la parcimonie signifie, pour chaque état, l'exclusivité de la chose. L'auteur sera au contraire ravi : ce problème lui aura permis de citer nombre d'aspects de son univers.
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Ne rien expliquer ne signifie pas non plus que l'auteur n'a plus aucun effort à fournir. Ce qu'il économise en fastidieuses explications, il l'investit dans la clarté d'exposition. L'univers est rendu lisible par l'inclusion de détails au niveau stylistique.
Le vocabulaire, par exemple, qui, en SF, abonde en néologismes, exotismes, termes anciens récupérés tels quels ou dans de nouvelles acceptions, devient, de fait, transparent : la définition est induite. Ce sont bien la Guilde de l'Espace et ses concurrents Liberty Space, Trou de ver corporation, qui cherchent à faire la peau à Marc Starr, pas la Duni MayCo ou Messier Universal qui ne renseignent en rien sur leur nature.
De même, la forgerie de termes doit être évocatrice par ses sonorités et ses racines. Dans la littérature policière, on aime créer une ambiance en citant non pas des objets mais des marques. Pour reprendre l'exemple du tout début, on écrirait :
« La flamme du Dupont fit rougeoyer l’extrémité de sa Marlboro. Sur l’écran Sony, Danone et Loréal disparurent un instant derrière l’épais nuage de fumée qu’il souffla devant lui. »
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Point trope n'en faut, cependant : l'accumulation réintroduirait cet hermétisme qu'on avait cherché à dissiper.
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A cela rien d'étonnant puisque la SF parle de sciences, dures, molles ou à point, et que celles-ci sont justement friandes d'images. Un trou noir n'est pas réellement un trou, pas plus qu'une puce électronique est un insecte de métal ou que les cordes cosmiques serviront un jour à fabriquer des balançoires stellaires. Ces désignations imagées sont d'ailleurs souvent nées de plaisanteries qui avaient l'avantage de caractériser des phénomènes de façon parlante ou bien trouvent leur source dans les circonstances qui présidèrent à leur naissance, lesquelles, si elles ne sont pas rappelées, interdisent d'établir un lien entre l'objet et sa désignation. Ainsi, le big bang ne fut assimilé à une explosion que par dérision, son auteur, Fred Hoyle, étant son principal détracteur, et les dysfonctionnements informatiques devinrent des bugs après que Grace Hopper eut trouvé l'origine de la panne du Mark 1, le premier ordinateur électromécanique, un banal papillon de nuit qui s'est grillé sur un circuit, une nuit d'été 45. La plaisanterie qui donna le nom de bug à une panne informatique vient de la réponse que le capitaine Grâce Hopper et ses collègues donnaient à l'officier de la Marine venu voir comment avançaient leurs travaux : ils répétaient invariablement qu'ils cherchaient des insectes dans le calculateur, ce qui prouve une fois de plus que le règne animal a bon dos quand il s'agit d'excuser les erreurs humaines et de programmation. On pourrait multiplier les exemples : bien que les images ne reflètent qu'imparfaitement la réalité scientifique, elles ont un pouvoir évocateur suffisant pour permettre la vulgarisation des concepts qu'elles recouvrent, voire les débats entre scientifiques à qui ces raccourcis conviennent quand il s'agit d'échanger des idées.
Comme partout ailleurs, l'image est donc préférable à un long discours – mais je vais continuer celui-ci car je dessine très mal. Cette économie dans la description entraîne une inflation du vocabulaire, des stratégies narratives qui, forcément, donnent naissance à une écriture très distincte de celle de la littérature générale.
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Toutes les techniques mentionnées plus haut visent à effacer ou minimiser les temps d'exposition de l'idée et du décor pour se concentrer sur l'intrigue et les personnages. Intrigue qui concerne, bien entendu l'univers en question, que ce dernier soit ou non la métaphore d'un aspect de notre société, sinon, on voit mal l'intérêt de cette création imaginaire. Ce serait se donner beaucoup de mal pour rien. Si l'intrigue découle de l'univers, le personnage en est le point de vue cher à Spinrad, qui permet de le décrypter. Cela limite déjà les possibilités d'action de ce dernier. Du personnage, pas de Spinrad. Même si l'épouse de Marc est en train de s'éloigner de lui parce qu'il est plus préoccupé de commercialiser la téléportation que de raviver la flamme, on aurait du mal à centrer le récit sur les errements d'un personnage en proie au doute et à l'accablement parce qu'il voit sa vie affective se déliter. Tout simplement parce qu'autour de cette histoire construite autour d'êtres humains, avec un problème humain et une solution humaine, comme le dit Sturgeon, il n'y a pas de contexte scientifique, à moins de supposer que son épouse soit un clone féminin de sa personne ou une Grumm remodelée par la chirurgie plastique, auquel cas le sujet quitte à nouveau la perspective psychologique pour aborder une réflexion qui, à ce qu'on affirme, n'intéresse pas ou n'entre pas dans le champ de la littérature générale.
Le projet global du texte a donc lui aussi une influence sur l'intrigue et son déroulement, qui aura probablement un impact sur l'écriture. Et encore n'a-t-on pas abordé les questions de plausibilité et d'homogénéité !
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Heureusement, il est rarement nécessaire de justifier son univers par un vernis scientifique, du moment que celui-ci reste suffisamment crédible pour que le lecteur veuille bien en accepter les postulats le temps d'une lecture. Ce qui importe, c'est l'impact des éléments imaginaires sur les personnages, la façon dont ils induisent ou modifient des comportements individuels ou de groupe. La prudence recommande souvent de s'en tenir là, surtout si le vernis scientifique, de mauvaise qualité du fait d'une absence de documentation, craquelle dès les premiers chapitres. A l'inverse, une précision maniaque multipliera la masse d'informations et donc le travail de l'auteur pour les intégrer à la narration.
Sa peine ne s'arrêtera d'ailleurs pas là parce qu'après avoir déployé des trésors d'imagination pour téléporter le lecteur dans son univers imaginaire, il s'apercevra que de nombreux pans de celui-ci sont restés dans l'ombre. Ils concernent souvent des détails de la vie quotidienne jugés négligeables et qui, du coup, ne bénéficient pas du même niveau de progrès qu'on est en droit d'attendre d'une société aussi évoluée. Mange-t-on toujours des escargots de Bourgogne ? Sont-ils toujours fabriqués avec la variété génétique Retardator-III ? Les douaniers ont-ils été remplacés par des intelligences artificielles ? Les tâches domestiques ont-elles été entièrement automatisées ? Marc aurait dû s'en soucier avant d'admettre sur son vaisseau un Grumm qui, conformément à sa nature, l'a transformé en dépotoir itinérant. Une foule de détails sans incidence sur l'intrigue risquent de perturber la lecture s'ils s'avèrent obsolètes pour n'avoir pas bénéficié de mise à niveau technologique ou sociologique. Sans aller jusqu'à écrire un livre-univers, l'auteur ferait bien de s'en soucier, quitte à rester dans le vague au moment des ablutions matinales de son héros ou de lui faire enfiler un pull en cachemire afin de ne pas rendre factice son univers par quelques incongruités.
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Peut-être que le propos, plus modeste, critiquait la violence dont les grands groupes industriels peuvent faire preuve pour préserver leurs monopoles, faisant de ce texte une métaphore (Stolze est prié de cesser de s'agiter)… une métaphore des grands groupes pétroliers prêts à tout pour enterrer les innovations comme le moteur à eau tant qu'ils ne seront pas en possession des brevets et n'auront pas épuisé les réserves planétaires d'or noir. Mais ici aussi les Grumms sont de trop.
Mieux vaut prendre pour thème (sans abandonner les autres qui demeureront en filigrane) l'autre aspect de cette opération commerciale : la rapacité inconséquente du personnage central qui, pour faire fortune, n'hésite pas à provoquer la plus grande crise sociale et économique jamais connue. Son empressement l'empêche de penser aux conséquences. Il l'empêche même de réfléchir tout court, car il se serait sinon méfié de la facilité avec laquelle il a négocié avec un Grumm, sur une scandaleuse base de 80-20 % qu'il n'a évidemment jamais avoué à quiconque, empêchant par là un quidam d'entrevoir la vérité. Le jour de l'inauguration de la première tranche de téléportes, juste un petit millier d'exemplaires aux principaux points du globe, les Grumms au grand complet, dont la planète était à bout de souffle, envahirent la Terre sans aucun effort, ne laissant à leurs habitants d'autre solution que de passer dans la leur ou de s'exiler ailleurs, par des voies conventionnelles. La Confédération coupa les ponts avec les nouveaux occupants de la planète, ce dont se contrefichaient ces derniers. D'ici quelques milliers d'années, ils finiraient par tomber sur une nouvelle espèce ignorant tout d'eux mais très intéressée par la technologie de la téléportation.
Cette fois, tout est dit. L'auteur peut se reposer en attendant la lettre de refus de l'éditeur.
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On aura vu combien, contraint par la spécificité du genre, l'écriture de la science-fiction devient particulière : le style, la narration, la construction de l'intrigue même, sont influencés par la nécessité de dévoiler un univers qui ne va pas de soi et de spéculer sur les thèmes les plus divers. Alors que la littérature générale peut se permettre de déployer une esthétique de la forme qui passe autant par une intériorisation du propos, révélée par l'univers intérieur des protagonistes comme par la symbolique des objets et des lieux ou encore par un corpus stylistique de figures de pensée, la science-fiction est contrainte de sacrifier l'esthétique à l'efficacité, dans une perspective d'extériorisation du propos dans la mesure où celui-ci est étroitement lié à l'univers dévoilé. En d'autres termes, elle fonctionne, malgré ses évidentes qualités littéraires et une imaginative originalité, au premier degré alors que la littérature générale opère une distanciation par rapport à la narration brute, une distinction repérable par le nombre de degrés qui l'éloignent du récit, lequel n'est que prétexte. En SF aussi, mais seulement après avoir réglé le problème du contexte. Or, l'imbrication du prétexte et du contexte ne lui permet pas de réaliser cette distinction, d'où cette extériorisation, cette mise à plat, littéralement, qui l'empêche d'avoir de la profondeur, selon les détracteurs de la SF. Inutile donc de faire la démonstration de son intelligence pour obtenir une reconnaissance des cénacles littéraires, sa tare est de ne pas décoller du récit.
On ne rigole plus, là !
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L'écriture de la SF est à l'image de son contenu : technique, maîtrisée ; elle manque le plus souvent d'envolées lyriques malgré ses constants efforts pour mettre de l'émotion dans le cérébral, efforts méprisés par la littérature générale pour qui l'art consiste au contraire à cérébraliser ses émotions.
Tous les romans de science-fiction ne correspondent pas à ce schéma. Il en est même qui sont servis par une écriture qualifiée justement de littéraire. Mais un examen rapide permet de voir qu'ils n'y peuvent prétendre qu'en sacrifiant leur apport sur le plan de l'originalité et des idées. On peut ainsi classer les romans de science-fiction selon trois types :
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- ceux qui reprennent des concepts récents pour les analyser sous d'autres éclairages : leur propos exploite une idée qui s'appuie sur ceux-ci et les dispensent ainsi d'exposés trop scientifiques, ce qui facilite le travail sur la structure narrative ; par exemple le roman de Greg Egan sur la génétique, quand bien même il ne serait pas abouti ;
- ceux qui reposent sur des concepts et des idées désormais familiers ne nécessitant qu'un minimum d'exposition, et qui peuvent se permettre de libérer leur écriture des contraintes imposées par le genre SF ; par exemple les romans que Greg Egan n'a pas encore écrits.
On remarquera que les plus célèbres ouvrages, parmi ceux qui ont réussi, un peu, à passer en littérature générale comme Chroniques martiennes et Les Plus Qu'humains, appartiennent justement à cette dernière catégorie faible en éléments purement scientifiques.
Par ailleurs, on remarquera également que les livres qui parviennent à cette qualité d'écriture sont taxés pour leur défaut d'originalité. On leur reproche de ne plus être qu'à la limite de la science-fiction, car ne provoquant plus cette suspension de l'incrédulité, cette perle rare très recherchée dans l'huître SF (Pardon pour cette image qui n'est destinée qu'à renforcer celle du lecteur resté bouche bée devant ce vertige intellectuel).
Bref, malgré quelques ficelles et techniques éprouvées, il est donc peu probable, au vu des difficultés et de l'ampleur de la tâche, que la science-fiction devienne un jour un genre très actif au sein de la littérature, qu'elle s'enrichisse d'œuvres fortes : le défi est décidément trop élevé.
Mais je peux me tromper…