Science Fiction et Réalité virtuelle - II
Claude Ecken
Claude Ecken
Une Virtualité bien réelle
À présent que l'homme a dominé la nature,
façonné son environnement, il ne lui reste plus qu'à créer sa propre
réalité dans laquelle il s'engouffrera car elle sera à sa (dé)mesure et
à son goût. Cette fois, il ne s'agit plus seulement d'éprouver quelques
sensations cénesthésiques ou de commander des objets à distance, mais
de s'immerger dans le décor ainsi créé.
C'est bien vers ce but que tous les efforts humains ont tendu depuis des siècles. Un intérieur, une architecture, témoignent de la volonté de se doter d'un environnement adapté et non naturel.
Cette superposition de sa propre création sur la réalité, avant l'évacuation de cette dernière, est à l'œuvre dans Le Château des Carpathes, de Jules Verne. Certes, l'auteur n'y décrit que l'invention du cinéma et du magnétophone, mais l'intrigue qu'il en tire est à nouveau basée sur une supercherie, un leurre : il s'agit de faire prendre pour réelles, dans un but de vengeance, l'image et la voix de Stilla, une chanteuse décédée. L'homme qui l'aimait croit devenir fou quand il voit et entend ce fantôme qu'il poursuit à travers les couloirs du château. Orfanik, l'inventeur, utilise bien ses instruments dans le but de faire prendre pour réel ce qui ne l'est pas. Il est symptomatique aussi de constater que ces inventions très modernes sont mises en scène dans une région passéiste, où survivent mythes et légendes : ce sont bien deux mondes qui se rencontrent.
L'argent n'est rien d'autre qu'une forme de troc où un des éléments d'échange est devenu virtuel, remplacé par un symbole auquel on assigne une valeur. Plus tard, la monnaie est à son tour remplacée par des écritures sur papier dans un premier temps, lettre de change ou chèque, sous forme entièrement virtuelle ensuite, l'argent électronique transitant par carte de crédit ou par des saisies sur un écran d'ordinateur. Le fait que l'argent soit plus apprécié qu'un objet réel de même valeur est que sa dimension virtuelle le rend, comme une cellule à son stade primitif, totipotente. Une telle cellule peut devenir épiderme, muscle, os ; en tant que cellule elle n'a aucune utilité intrinsèque, mais elle est d'une importance primordiale par les possibilités qui sont les siennes. L'argent, de même, peut se concrétiser en plusieurs objets, il a toutes les valeurs tant qu'il n'est pas dépensé. Il y a un fantasme de l'argent, dans ce qu'il représente comme possibilité de consommation, et il y a de même un fantasme de la réalité virtuelle, dans ce qu'elle représente comme possibilités de substitution du réel, aux efforts à réaliser pour obtenir quelque chose dans le monde réel. Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si à chaque nouvelle révolution technologique, on vante ses vertus pratiques, usuelles, sans rencontrer de grande adhésion parmi le public, lequel se rue sur la nouveauté lorsque se développe à travers elle des possibilités d'assouvissement du plus répandu des fantasmes, celui du sexe. C'était déjà le cas à l'époque du Minitel et du téléphone rose. Ça l'est encore avec Internet, comme le prouvent les statistiques des moteurs de recherche. Et on y songe pour l'exploration d'univers virtuels. Le citoyen lambda ne fréquentera les univers virtuels que lorsqu'il pourra y assouvir ses fantasmes.
C'est bien vers ce but que tous les efforts humains ont tendu depuis des siècles. Un intérieur, une architecture, témoignent de la volonté de se doter d'un environnement adapté et non naturel.
Cette superposition de sa propre création sur la réalité, avant l'évacuation de cette dernière, est à l'œuvre dans Le Château des Carpathes, de Jules Verne. Certes, l'auteur n'y décrit que l'invention du cinéma et du magnétophone, mais l'intrigue qu'il en tire est à nouveau basée sur une supercherie, un leurre : il s'agit de faire prendre pour réelles, dans un but de vengeance, l'image et la voix de Stilla, une chanteuse décédée. L'homme qui l'aimait croit devenir fou quand il voit et entend ce fantôme qu'il poursuit à travers les couloirs du château. Orfanik, l'inventeur, utilise bien ses instruments dans le but de faire prendre pour réel ce qui ne l'est pas. Il est symptomatique aussi de constater que ces inventions très modernes sont mises en scène dans une région passéiste, où survivent mythes et légendes : ce sont bien deux mondes qui se rencontrent.
L'argent n'est rien d'autre qu'une forme de troc où un des éléments d'échange est devenu virtuel, remplacé par un symbole auquel on assigne une valeur. Plus tard, la monnaie est à son tour remplacée par des écritures sur papier dans un premier temps, lettre de change ou chèque, sous forme entièrement virtuelle ensuite, l'argent électronique transitant par carte de crédit ou par des saisies sur un écran d'ordinateur. Le fait que l'argent soit plus apprécié qu'un objet réel de même valeur est que sa dimension virtuelle le rend, comme une cellule à son stade primitif, totipotente. Une telle cellule peut devenir épiderme, muscle, os ; en tant que cellule elle n'a aucune utilité intrinsèque, mais elle est d'une importance primordiale par les possibilités qui sont les siennes. L'argent, de même, peut se concrétiser en plusieurs objets, il a toutes les valeurs tant qu'il n'est pas dépensé. Il y a un fantasme de l'argent, dans ce qu'il représente comme possibilité de consommation, et il y a de même un fantasme de la réalité virtuelle, dans ce qu'elle représente comme possibilités de substitution du réel, aux efforts à réaliser pour obtenir quelque chose dans le monde réel. Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si à chaque nouvelle révolution technologique, on vante ses vertus pratiques, usuelles, sans rencontrer de grande adhésion parmi le public, lequel se rue sur la nouveauté lorsque se développe à travers elle des possibilités d'assouvissement du plus répandu des fantasmes, celui du sexe. C'était déjà le cas à l'époque du Minitel et du téléphone rose. Ça l'est encore avec Internet, comme le prouvent les statistiques des moteurs de recherche. Et on y songe pour l'exploration d'univers virtuels. Le citoyen lambda ne fréquentera les univers virtuels que lorsqu'il pourra y assouvir ses fantasmes.
Les premières manifestations de cette création d'un autre monde
sont dans les communautés virtuelles, chats, forums, qui établissent
une proximité avec des personnes distantes dans l'espace. Gibson lance
le terme de cyberespace dans Neuromancien, accréditant l'idée
qu'un nouveau territoire est à conquérir. Les images de synthèse, après
avoir nourri les univers fantastiques des jeux, sont investies dans des
villes virtuelles où on se promène, sur écran d'abord, en s'immergeant
ensuite.
Les lieux virtuels finissent par être aussi fréquentés que les concrets, à la différence que tout y est plus rapide. Les sociétés y importent ou y adaptent l'organisation qu'elles avaient adoptées dans le monde réel. Dans Le Samouraï virtuel, de Neal Stephenson, le Métavers est un univers virtuel établi le long d'une rue d'un milliard de kilomètres de long où l'on travaille et s'amuse sous l'apparence de son choix. Les moins fortunés ne disposent que d'un avatar en noir et blanc et se projettent depuis les cabines publiques aussi répandues que celles du téléphone de nos jours.
Dans Nécroville, de Iain McDonald, voici comment une avocate se connecte au tribunal virtuel pour y plaider une affaire devant un juge tout aussi immatériel puisqu'il s'agit d'une Intelligence Artificielle capable de gérer les procès avec l'impartialité et l'objectivité requises, sans jamais se lasser :
« 1er novembre 20 : 30 : 35 : 50. Temps moyen de Greenwich. Affaire numéro 097-0-17956-67-01.
« Dans une chambre en papier proche de Sunset, Yo-Yo Mok enjamba le cadre d'une fenêtre événementielle et arriva sous Zurich, à deux mille mètres de profondeur.
« Zwingli II était impressionnant. Ses concepteurs suisses l'avaient conçu pour inspirer du respect envers les procédures quasi divines de la justice. Ils avaient atteint leur but. Elle en restait bouche bée. Chaque fois.
« Yo-Yo se retrouvait sur une étroite corniche à un tiers de la hauteur de la face interne d'une pyramide qui, si elle avait été réelle, l'eût surplombée de huit kilomètres. Quatre kilomètres plus bas, sa base eût recouvert la majeure partie du Secteur Métropolitain de la Reine des Anges. Les parois noires de la construction virtuelle frissonnaient et ondulaient de coulées lumineuses colorées : les logs légaux ne pouvaient franchir le portillon de l'arène où seuls des esprits humains avaient l'autorisation de s'affronter. Mais elle les savait derrière elle, et leur présence lui apportait de l'assurance, de l'audace. Redresse toi, Yo-Yo. Du calme. Du calme. Détends toi. Garde la tête aussi froide que les processeurs immergés dans du CO2 liquide de Zwingli II. Des étoiles scintillaient à l'intérieur du volume démesuré, des constellations qui brûlaient et mouraient. En permanence. L'ordinateur judiciaire traitait simultanément soixante-dix mille affaires.
« La peau de la pyramide ondoya sous ses pieds et cracha un pont sur l'abîme miroitant.Les lieux virtuels finissent par être aussi fréquentés que les concrets, à la différence que tout y est plus rapide. Les sociétés y importent ou y adaptent l'organisation qu'elles avaient adoptées dans le monde réel. Dans Le Samouraï virtuel, de Neal Stephenson, le Métavers est un univers virtuel établi le long d'une rue d'un milliard de kilomètres de long où l'on travaille et s'amuse sous l'apparence de son choix. Les moins fortunés ne disposent que d'un avatar en noir et blanc et se projettent depuis les cabines publiques aussi répandues que celles du téléphone de nos jours.
Dans Nécroville, de Iain McDonald, voici comment une avocate se connecte au tribunal virtuel pour y plaider une affaire devant un juge tout aussi immatériel puisqu'il s'agit d'une Intelligence Artificielle capable de gérer les procès avec l'impartialité et l'objectivité requises, sans jamais se lasser :
« 1er novembre 20 : 30 : 35 : 50. Temps moyen de Greenwich. Affaire numéro 097-0-17956-67-01.
« Dans une chambre en papier proche de Sunset, Yo-Yo Mok enjamba le cadre d'une fenêtre événementielle et arriva sous Zurich, à deux mille mètres de profondeur.
« Zwingli II était impressionnant. Ses concepteurs suisses l'avaient conçu pour inspirer du respect envers les procédures quasi divines de la justice. Ils avaient atteint leur but. Elle en restait bouche bée. Chaque fois.
« Yo-Yo se retrouvait sur une étroite corniche à un tiers de la hauteur de la face interne d'une pyramide qui, si elle avait été réelle, l'eût surplombée de huit kilomètres. Quatre kilomètres plus bas, sa base eût recouvert la majeure partie du Secteur Métropolitain de la Reine des Anges. Les parois noires de la construction virtuelle frissonnaient et ondulaient de coulées lumineuses colorées : les logs légaux ne pouvaient franchir le portillon de l'arène où seuls des esprits humains avaient l'autorisation de s'affronter. Mais elle les savait derrière elle, et leur présence lui apportait de l'assurance, de l'audace. Redresse toi, Yo-Yo. Du calme. Du calme. Détends toi. Garde la tête aussi froide que les processeurs immergés dans du CO2 liquide de Zwingli II. Des étoiles scintillaient à l'intérieur du volume démesuré, des constellations qui brûlaient et mouraient. En permanence. L'ordinateur judiciaire traitait simultanément soixante-dix mille affaires.
« Debout. La séance est ouverte.
« Elle tendit un doigt gainé de noir et ceint d'argent et fut propulsée sur l'étroite passerelle. Un astre se détacha de l'arrière-plan galactique et vint à sa rencontre en acquérant de la substance et de la netteté.
« Mon adversaire. Pas d'outrecuidance, pas d'orgueil mal placé. Ne va surtout pas t'imaginer que deux cents Go de logs légaux corporadistos te permettront d'écraser à plate couture ces ploucs en djellaba. Ici, Zwingli est le seul Dieu.
« Elle ouvrit la main et descendit au centre du tablier convexe du pont. Le vide au-dessus d'elle. Le vide au-dessous. Des étoiles qui brasillaient. Son collègue était devenu un fantasme de jambes et de bras surmonté d'une tête. Un homme stellaire. Avec la rapidité surnaturelle propre à la virtualité, il se posa devant elle. »
La possibilité de recréer un environnement de son choix incite à rhabiller de même le réel. La décoration de la maison abandonne le papier peint pour l'image de synthèse qui autorise les rêves les plus fous, tel celui de Consuela, qui, dans Les Synthérétiques de Pat Cadigan, a transformé son appartement en aquarium :
« Il entra et se retrouva sous l'eau.
« Des rubans d'algues fluorescents de toutes les couleurs dressaient leurs molles ondulations au-dessus du plancher océanique, éclairant d'un feu froid la semi-obscurité. Gabe hésita, laissa la porte se refermer dans son dos puis avança d'un pas. Son pied passa au travers du plancher d'aspect pâle et mou et disparut ; il sentit au-dessous un plancher plus conventionnel mais sans que l'illusion visuelle se dissipe. Consuela se débrouillait comme un chef ; seuls les gens richissimes ou les grosses boîtes comme Alternatives avaient des projecteurs de cette qualité.
« Une pieuvre d'un pourpre lumineux rampa au sommet d'un rocher qui lui arrivait à la tête ; l'animal le regarda, faisant mouvoir ses tentacules avec une grâce sensuelle ; un poisson couvert de piquants sortit de l'ombre et lui passa sous le nez comme un dirigeable compassé. Gabe plissa les yeux. Pas tout à fait un poisson : les piquants étaient des aiguilles plantées sur des puces de silicium en guise d'écailles. Les énormes yeux marron l'examinèrent avec une solennité glacée.
« — Que voulez-vous ? lui demanda le poisson d'une voix de contralto féminin, dont le léger accent lui était resté familier.
« — Salut, Consuela… C'est moi. Gabe Ludovic. »
Ce qui n'est encore qu'un décor immatériel prend vite davantage de texture avec l'introduction d'effecteurs propres à apporter des sensations cénesthésiques. La combinaison munie de capteurs s'est bien vite imposée comme le vêtement standard du virtuel. On suppose que ce genre de gadget, dans un premier temps, ne sera pas donné et qu'il sera disponible dans des lieux réservés à cet usage, comme les cybercafés pour Internet, ce qui pose tout de même des inconvénients. Pat Cadigan, dans Vous Avez Dit Virtuel ?, en a tout de suite pris la mesure : « – Attendez, répond-elle en agitant les bras pour diffuser l'odeur. D'ici une seconde, on ne sentira plus rien. Ce truc-là vous endort le nez. On en utilise des tonnes ici, à cause des odeurs corporelles. Les combis puent, voyez-vous. (…) On est obligés d'attacher les clients sur des couchettes, sinon ils bousilleraient les combis à force de se rouler par terre et de se jeter contre les murs. »
Comme quoi, le réel ne se laisse pas effacer comme ça. Les effets, par contre, sont avérés. Même en ce qui concerne les dommages physiques : « Une fois, il y en a qui s'est blessé avec, sans mentir ! A force de
s'exciter, il a réussi à s'entailler avec les sangles. Même qu'il avait des côtes cassées. Et vous savez la meilleure ? (…) La meilleure, c'est qu'au même moment, sa persona était prise dans une bagarre et qu'elle s'est cassé les mêmes côtes. »
Cela peut-il aller jusqu'à la mort ? Elle se résume à une déconnexion dans Le Samouraï virtuel. Dans Les Synthérétiques, une forte émotion peut provoquer une crise cardiaque. J'ai cependant supposé, dans Petites Vertus virtuelles, qu'une combinaison bien conçue serait équipée de capteurs qui préviendraient ce risque en arrêtant l'immersion virtuelle à la moindre alerte. Évidemment, le jeu consiste à chercher un moyen de contourner ces précautions. Dans mon roman, l'affaire n'était possible qu'à condition de connaître l'environnement de l'utilisateur pour l'amener à accomplir des actes dangereux, par le biais d'illusions. C'est ainsi qu'un personnage mord un fil électrique sans le savoir.
Pour éviter de sangler un internaute du futur sur une couchette, il convient de lui allouer un espace dans lequel il peut se déplacer : des salles nues sont conçues à cet effet, qui se rempliront d'un décor virtuel au sein duquel évoluer. Pour se connecter dans un café virtuel, le héros de L'Univers en pièce prend la précaution de placer une bouteille réelle à l'emplacement où est censée se trouver celle que le serveur lui apportera, afin de pouvoir réellement trinquer avec un interlocuteur physiquement absent. David Brin, dans sa nouvelle « La Vie naturelle™ », imagine que la pièce repose sur un tapis qui suit les mouvements de la personne et se déforme pour simuler les accidents de terrain.
La simulation totale reste cependant l'immersion, grâce à une connexion neuronale reliant l'homme et la machine. Les sensations n'ont plus besoin d'effecteurs : le rêve a, sur le plan émotionnel, les mêmes effets que l'état de veille. S'immerger, de façon consciente, dans une autre réalité, en activant des zones du cerveau revient à peu de choses près à consommer de la drogue ; les paradis artificiels sont également des substituts à la réalité, à la différence qu'on n'en contrôle pas réellement les effets. L'avocate de Nécroville recevant instantanément les analyses et les sentences du juge virtuel est bien consciente de cette analogie :
« Les données actives des murs fusionnèrent en nœuds serrés à la blancheur stellaire brûlante et s'élancèrent sur l'étroit pont noir. Leur flot traversa Yo-Yo tel un raz-de-marée igné. Nul plaisir terrestre ne pouvait être comparé à cette pénétration d'une micro seconde, au goût de l'omniscience savouré à l'instant où les logs légaux éjaculaient des Go d'arguments dans le système.
Cette connexion n'est pas sans danger : les virus peuvent à
présent passer dans le cerveau, les expériences traumatisantes
transformer l'utilisateur en légume, à moins que celui-ci ne se perde
dans un espace virtuel d'où il ne revient jamais.
Jean-Marc Ligny, dans Inner City, distingue la Basse Réalité, le réel, et la Haute Réalité, celle du virtuel, plus une troisième catégorie, la Réalité Profonde, une sorte de no man's land, un abîme virtuel où disparaissent les Inners ayant craqué leur console pour empêcher la déconnexion au bout de vingt-quatre heures. Des équipes spécialisées dans la récupération des Inners en détresse s'emploient à les retrouver dans le cyberespace avant la mort du voyageur, par déshydratation, faim ou épuisement. N'oublions qu'en Corée est mort dans un cybercafé un joueur qui était resté connecté 87 heures d'affilée. Les Inners s'égarent au point de plus pouvoir réintégrer leur corps quand ils entrent en résonance avec l'inconscient collectif : « Les inners visualisent leur propre inconscient, leurs fantasmes, leurs désirs, mais aussi leurs angoisses, leurs frustrations, etc. », ce qui les bloque dans une sorte d'état autistique dont ils ne ressortent pas seuls.
Jean-Marc Ligny, dans Inner City, distingue la Basse Réalité, le réel, et la Haute Réalité, celle du virtuel, plus une troisième catégorie, la Réalité Profonde, une sorte de no man's land, un abîme virtuel où disparaissent les Inners ayant craqué leur console pour empêcher la déconnexion au bout de vingt-quatre heures. Des équipes spécialisées dans la récupération des Inners en détresse s'emploient à les retrouver dans le cyberespace avant la mort du voyageur, par déshydratation, faim ou épuisement. N'oublions qu'en Corée est mort dans un cybercafé un joueur qui était resté connecté 87 heures d'affilée. Les Inners s'égarent au point de plus pouvoir réintégrer leur corps quand ils entrent en résonance avec l'inconscient collectif : « Les inners visualisent leur propre inconscient, leurs fantasmes, leurs désirs, mais aussi leurs angoisses, leurs frustrations, etc. », ce qui les bloque dans une sorte d'état autistique dont ils ne ressortent pas seuls.
On pourrait penser que ces incursions restent sans incidence sur
l'utilisateur soucieux de sa sécurité physique, hormis peut-être une
tendance au dédoublement de personnalité à force de vivre entre deux
univers, ce qu'illustre « Les Deux Sam », une nouvelle de Robert Reed
où le protagoniste ne parvient pas à choisir entre sa famille,
notamment de sa femme atteinte d'un cancer, et son univers simulé dont
il est le roi. Existe-t-il un risque de confusion avec le réel ? Le
protagoniste de « La Vie naturelle™ » est gêné d'éprouver un désir
physique pour une créature virtuelle à qui il a sauvé la vie, dans une
simulation de la vie préhistorique : « Puis il y eut la pression de son corps chaud qui se collait au mien, et qui s'avéra beaucoup plus confortable, en certains endroits, que je ne l'avais imaginé. (…) Bientôt, je réalisai que Cheville de Girafe ne s'agrippait plus à moi pour être réconfortée. Elle bougeait, et respirait, d'une façon qui n'avait rien à voir avec le réconfort moral. » La confusion avec le réel est notée par ce raccourci saisissant : « Ce n'était qu'un logiciel – des morceaux d'illusion sur une puce de silicium. Et puis, je la connaissais à peine.
» Toute l'ambivalence du virtuel est là, dans les effets réels
provoqués par quelques octets. Le problème du narrateur est de savoir,
si, en acceptant les avances de cette femme, il commet ou non un
adultère. La question est vite résolue : voulant en parler à sa femme,
il la trouve dans sa chambre de Virtualité, accroupie sur le sol qui
s'est déformé pour dessiner les contours d'un homme. Son épouse avait
depuis longtemps résolu la question. Il n'en va pas toujours de même
dans la réalité : un Israélien a demandé le divorce au motif que sa
femme le trompait en se connectant sur des sites pornographiques.
Ce risque de confusion est cependant mineur. Dans la plupart des romans, la distinction est toujours bien établie entre le monde réel et l'univers virtuel. Seul un individu aliéné est susceptible de se comporter dans la réalité comme s'il évoluait dans une simulation. Dans Idoru, de William Gibson, Rez, chanteur célèbre, projette d'épouser une star du petit écran qui n'est rien d'autre qu'une idoru, c'est-à-dire une créature virtuelle. Mais Rez est lui-même une icône, un fantasme pour des milliers de fans hystériques. Ce « mariage alchimique » n'est pas la preuve d'une confusion mais un défi, une démarche artistique et philosophique, qui vise en même temps à développer l'intelligence artificielle vers une véritable personnalité humaine.
Ce risque de confusion est cependant mineur. Dans la plupart des romans, la distinction est toujours bien établie entre le monde réel et l'univers virtuel. Seul un individu aliéné est susceptible de se comporter dans la réalité comme s'il évoluait dans une simulation. Dans Idoru, de William Gibson, Rez, chanteur célèbre, projette d'épouser une star du petit écran qui n'est rien d'autre qu'une idoru, c'est-à-dire une créature virtuelle. Mais Rez est lui-même une icône, un fantasme pour des milliers de fans hystériques. Ce « mariage alchimique » n'est pas la preuve d'une confusion mais un défi, une démarche artistique et philosophique, qui vise en même temps à développer l'intelligence artificielle vers une véritable personnalité humaine.
Quand les protagonistes ignorent qu'ils se trouvent dans un univers de synthèse, ce n'est pas par confusion mais parce qu'une machination occulte la vérité. C'est le cas du film Matrix, où la machine domine l'homme, et aussi celui de Dark City, où des extraterrestres ont falsifié les souvenirs des habitants pour les plonger dans un environnement qui n'est qu'un simulacre dont ils peaufinent l'architecture chaque nuit, à minuit, en arrêtant le temps. Dans ces exemples aussi, une fois admise l'existence d'un réel caché, la distinction entre univers concret et virtuel est faite.
Mais le fait de faire la distinction n'empêche pas les
utilisateurs de préférer l'univers virtuel au point de ne pas vouloir
réintégrer le réel, forcément plus plat et plus trivial. Déjà, dans Futur Intérieur, de
Christopher Priest, certains membres d'une ville virtuelle, qui sert de
laboratoire social dans la mesure où on y introduit des problèmes
contemporains afin de voir comment la société factice les résout,
refusent de revenir dans la réalité. Leurs corps, artificiellement
nourris dans des caissons, massés par des intervenants extérieurs pour
éviter les escarres, dépérissent lentement. Pour les obliger à se
réveiller, il suffit d'agiter devant leurs yeux un miroir ; mais les
plus malins parviennent toujours à éviter les agents chargés de les
ramener.
Les contempteurs de la réalité virtuelle dénoncent cependant les ravages que peuvent provoquer une mauvaise utilisation des univers virtuels : perte de la communication réelle, enfermement dans des fantasmes, affadissement du réel. A se perdre dans le virtuel, on en vient à oublier que le concret n'a pas que des inconvénients. Dans Inner City, des protagonistes égarés dans la Basse Réalité redécouvrent les rugueuses sensations du réel et des plaisirs terrestres oubliés, notamment au contact de deux étonnantes grands-mères amatrices d'alcool et de hasch.
Pour Baudrillard, « l'absence des relations des gens par rapports aux autres, l'absence de soi par rapport à soi-même, la non-identité définitive des choses » aboutit à une perte de sens car les référents s'effacent. On ne sait plus quelle est la part de réalité derrière les images de synthèse. Baudrillard se défend d'avoir un jugement moral sur des faits de société mais s'insurge contre le mensonge fait à nous-mêmes, le fait que nous nous illusionnions et que nous remettions « en cause le principe de réalité ». Ce que Gibson caractérise d'hallucination consensuelle établit une hiérarchie entre les deux univers, qui se fait de plus en plus au détriment du réel.
Les contempteurs de la réalité virtuelle dénoncent cependant les ravages que peuvent provoquer une mauvaise utilisation des univers virtuels : perte de la communication réelle, enfermement dans des fantasmes, affadissement du réel. A se perdre dans le virtuel, on en vient à oublier que le concret n'a pas que des inconvénients. Dans Inner City, des protagonistes égarés dans la Basse Réalité redécouvrent les rugueuses sensations du réel et des plaisirs terrestres oubliés, notamment au contact de deux étonnantes grands-mères amatrices d'alcool et de hasch.
Pour Baudrillard, « l'absence des relations des gens par rapports aux autres, l'absence de soi par rapport à soi-même, la non-identité définitive des choses » aboutit à une perte de sens car les référents s'effacent. On ne sait plus quelle est la part de réalité derrière les images de synthèse. Baudrillard se défend d'avoir un jugement moral sur des faits de société mais s'insurge contre le mensonge fait à nous-mêmes, le fait que nous nous illusionnions et que nous remettions « en cause le principe de réalité ». Ce que Gibson caractérise d'hallucination consensuelle établit une hiérarchie entre les deux univers, qui se fait de plus en plus au détriment du réel.
« Le réseau est un domaine. Un potentiel. Un état. Une hallucination. Une zone intermédiaire. Un défi lancé aux définitions spécieuses. Un article de foi. Un credo.
« Je crois en l'inviolabilité des mathématiques pures, appliquées et statistiques, créatrices et nourricières de toutes les connaissances, langage sacré par lequel les réalités de l'univers sont le plus justement exprimées. Je crois en la physique, la chimie, la biologie, la théorie quantique et la relativité générale, l'informatique et le chaos (bien qu'il me soit impossible de faire un choix entre l'indécidabilité de Gödel et les incertitudes d'Heisenberg). Je crois au Saint-Esprit de l'Information, aux journaux télévisés, à mes relevés de compte bancaire, à la musique de ma chaîne hi-fi, aux amis qui apparaissent sur l'écran digital de mon Idcom. Je crois en la résurrection nanotechnologique des corps et en la vie éternelle. Amen.
« J'y crois parce que j'ai la preuve que ça marche. Je n'ai nul besoin d'en comprendre les mécanismes. Je sais que c'est efficace. Les gris-gris de la science ont un sérieux avantage sur les autres. La piété et la foi ne sont pas nécessaires pour permettre d'atteindre le but recherché. Il suffit pour cela d'avoir de l'argent. Yahvé a fait tomber la manne avec la rosée du matin pour nourrir les enfants d'Israël, mais à cette exception près ce sont par les réseaux de virtuel-achat qu'on obtient du lait et du miel.
« Comme toute croyance, c'est un pur produit de l'esprit. Or, les esprits évoluent et, avec eux, les doctrines sur le mode de fonctionnement du monde. Les modèles changent. »
Mettre le réel et le virtuel sur le même plan donne plus de
crédibilité à ce dernier. Il n'est pas si évanescent ni dénué de
conséquences qu'on veut bien l'affirmer. Citant Nietzsche qui disait
que les caméléons changent mais ne deviennent pas, Baudrillard affirme
qu'un adepte du virtuel ne devient rien de plus quand il revêt
plusieurs identités lors de ses connexions. C'est vrai et faux à la
fois. Avancer masqué dans le but de tromper autrui sur sa nature ou
s'amuser à devenir un autre un peu plus valorisant est une façon de se
leurrer effectivement stérile, identique au mythomane qui cherche à
impressionner son entourage par
des mensonges. Mais revêtir pour un temps une autre personnalité, vivre des expériences qui demeurent virtuelles, n'est pas sans effet sur l'individu qui en sort changé. Un livre ou un film totalement imaginaire a bien un impact émotionnel, quand bien même on sait qu'on ne réagit qu'à une fiction. Une lecture peut transformer une vision du monde, avoir des résonances qui modifient un individu, dans sa façon de penser et d'être. On s'enrichit également de l'expérience des personnages fictifs. On en revient à la définition de la science-fiction, qui est une « exploration de la virtualité rationnelle » pour reprendre l'expression de Gérard Klein : puisqu'on « se perd en conjectures sur les conséquences à venir des univers virtuels, (…) faute d'expérience et de recul, c'est sans doute à la lecture des textes de Science-Fiction que l'on peut rencontrer les réflexions les plus avisées », écrit-il dans sa préface à L'Âge de diamant, de Neal Stephenson.
des mensonges. Mais revêtir pour un temps une autre personnalité, vivre des expériences qui demeurent virtuelles, n'est pas sans effet sur l'individu qui en sort changé. Un livre ou un film totalement imaginaire a bien un impact émotionnel, quand bien même on sait qu'on ne réagit qu'à une fiction. Une lecture peut transformer une vision du monde, avoir des résonances qui modifient un individu, dans sa façon de penser et d'être. On s'enrichit également de l'expérience des personnages fictifs. On en revient à la définition de la science-fiction, qui est une « exploration de la virtualité rationnelle » pour reprendre l'expression de Gérard Klein : puisqu'on « se perd en conjectures sur les conséquences à venir des univers virtuels, (…) faute d'expérience et de recul, c'est sans doute à la lecture des textes de Science-Fiction que l'on peut rencontrer les réflexions les plus avisées », écrit-il dans sa préface à L'Âge de diamant, de Neal Stephenson.
Dans L'Âge de diamant,
justement, un manuel interactif destiné à l'éducation des petites
filles aisées tombe entre les mains d'une gamine pauvre, défavorisée
par la vie. Ce livre, qui s'adapte à son utilisateur, par les contes
métaphoriques qu'il imagine, par des jeux et des exercices, parvient à
si bien transformer la fillette qu'elle devient l'un des plus
importants personnages de sa société, qu'elle contribuera à remodeler.
Jadis, on partait en quête de soi, de son identité, en voyageant. L'exploration était le moyen de se confronter au réel pour se connaître. À présent le voyage est virtuel, mais garde la même fonction. Sandy Torrès, sociologue, note qu'« indépendamment des formes qu'elle peut revêtir, la fiction autorise des concrétisations de notre "pouvoir-faire" », elle est un lieu où des mondes possibles peuvent être éprouvés. Les fictions, et le virtuel également « donnent corps à nos désirs aussi bien qu'à nos craintes et permettent ainsi de prendre la mesure de notre liberté et de nos possibilités d'action ».
Ceci est vrai quand on ne triche pas. Il est curieux de voir combien les travers de nos sociétés sont prompts à contaminer les toutes jeunes sociétés virtuelles. On aurait pu penser qu'elles seraient des méritocraties à part entière, où il est impossible d'occuper des situations enviables grâce à l'argent ou un réseau relationnel, ou encore par la grâce d'un héritage. Or, la civilisation d'Avalon, le film de Mamoru Oshii, où il est possible de gagner sa vie en jouant à des jeux en ligne, existe déjà. Non seulement il est possible de vendre aux enchères des pouvoirs, des armes ou des personnages puissants à ceux qui désirent entamer une partie sans perdre de temps à développer un personnage haut placé dans la hiérarchie d'un jeu en ligne, mais des sociétés chinoises emploient déjà, en les sous-payant, du personnel qui joue dix heures par jour pour faire face à la demande des joueurs fortunés. Curieux retournement de situation ! Qui aurait imaginé que des gens étaient prêts à payer des sommes bien réelles pour s'enrichir au Monopoly ?
Jadis, on partait en quête de soi, de son identité, en voyageant. L'exploration était le moyen de se confronter au réel pour se connaître. À présent le voyage est virtuel, mais garde la même fonction. Sandy Torrès, sociologue, note qu'« indépendamment des formes qu'elle peut revêtir, la fiction autorise des concrétisations de notre "pouvoir-faire" », elle est un lieu où des mondes possibles peuvent être éprouvés. Les fictions, et le virtuel également « donnent corps à nos désirs aussi bien qu'à nos craintes et permettent ainsi de prendre la mesure de notre liberté et de nos possibilités d'action ».
Ceci est vrai quand on ne triche pas. Il est curieux de voir combien les travers de nos sociétés sont prompts à contaminer les toutes jeunes sociétés virtuelles. On aurait pu penser qu'elles seraient des méritocraties à part entière, où il est impossible d'occuper des situations enviables grâce à l'argent ou un réseau relationnel, ou encore par la grâce d'un héritage. Or, la civilisation d'Avalon, le film de Mamoru Oshii, où il est possible de gagner sa vie en jouant à des jeux en ligne, existe déjà. Non seulement il est possible de vendre aux enchères des pouvoirs, des armes ou des personnages puissants à ceux qui désirent entamer une partie sans perdre de temps à développer un personnage haut placé dans la hiérarchie d'un jeu en ligne, mais des sociétés chinoises emploient déjà, en les sous-payant, du personnel qui joue dix heures par jour pour faire face à la demande des joueurs fortunés. Curieux retournement de situation ! Qui aurait imaginé que des gens étaient prêts à payer des sommes bien réelles pour s'enrichir au Monopoly ?
Vers l'abstraction
Cependant, mettre le réel et le virtuel sur le même plan revient également, par réciprocité, à « virtualiser » le réel. Des penseurs et philosophes ont toujours émis des doutes sur la réalité du monde ou interrogé sa nature et la fiabilité de nos perceptions ; la remise en question est, cette fois, plus radicale. Dès 1964, Galouye posait le problème dans Simulacron 3. Simulacron 3 est un simulateur d'environnement total, qui a crée une société électronique en tous points conforme à la nôtre, afin d'étudier les réactions de la population virtuelle face à certains changements. Les créatures électroniques n'ont aucune conscience d'évoluer dans un simulacre. Le concepteur découvre alors qu'il en va de même pour son univers, recréation d'un méta-univers semblable au sien. « Au sommet de la colline, une terreur glaciale me paralysa. (…) A une centaine de mètres plus loin, la route s'achevait brusquement. Au-delà, le paysage s'interrompait net, comme tranché au couteau ! De chaque côté du ruban d'asphalte, la terre elle-même sombrait dans une impénétrable barrière de ténèbres absolues. »
Le vertige provoqué par cette prise de conscience débouche sur un sentiment de vide à l'image du néant constaté. Rencontrant une femme de cet univers supérieur, qui a projeté son esprit dans le simulacre afin de l'observer, le protagoniste avoue son désarroi :
« – Mais Jinx, je ne suis rien !
Elle me sourit.
– Moi non plus, en ce moment, je ne suis rien.
– Mais tu es réelle ! Tu as une longue vie physique devant toi ! (…)
– Non, Doug. Rien ne prouve que, même dans mon monde, les choses matérielles aient une substance réelle. Quant à l'esprit, qui a jamais prétendu qu'il dût avoir un support physique à sa mesure ? S'il en était ainsi, un nain ou un amputé en détiendrait moins qu'un géant hyperthyroïdien. Et ce que je dis est valable pour tous les mondes. (…) C'est l'intellect qui compte (…). S'il existe une vie spirituelle, elle n'est pas davantage refusée aux unités de ce monde qu'à celle du simulateur de Fuller ou aux gens "réels" de mon monde. »
Tout est dit. Et cette future acception de la conscience augure de la façon dont il faudra un jour considérer les intelligences artificielles, des entités dignes du même respect et des mêmes droits que ses concepteurs.
Il n'en reste pas moins qu'on va vers une idéalisation du monde, une abstraction qui en efface les contours tangibles. Mais ce mouvement n'est que l'aboutissement de ce à quoi a toujours tendu l'homme. On a vu combien les réalisations du passé, notamment à travers l'art, amorçaient une immersion dans une réalité virtuelle. Dans le domaine de l'image, Yann Minh, plasticien et infographiste, observe que de tous temps les peintres ont cherché à représenter de façon réaliste des événements, des décors et des lieux imaginaires. Sa filiation va de Breughel à Christopher Foss et Manchu en passant par les peintres de la Renaissance. Ce qu'il nomme « hyperréalisme immersif qualifie une démarche spécifique, une motivation d’auteur, à la fois dans le monde des arts plastiques, comme dans celui du cinéma ou du jeu vidéo, de favoriser l’immersion du spectateur dans une cosmogonie imaginaire et spéculative, en s’efforçant de simuler le plus précisément possible nos modes de perceptions sensuels et sensoriels, tout en investissant l’œuvre d’une charge émotionnelle forte. En particulier, en simulant de la façon la plus réaliste possible nos perceptions visuelles, mais aussi nos perceptions auditives, et parfois tactiles. (…) L'hyperréalisme immersif est l’expression de notre besoin ancestral de pouvoir communiquer et transmettre de l’information, de l’émotion à nos semblables avec le plus d’efficacité et de fiabilité possible. Quoi de plus efficace en termes de transmission de l’information que de pouvoir immerger l’interlocuteur dans une cosmogonie artificielle et maîtrisée qui sera d’un réalisme en tous points semblable à ce que nos sens nous font percevoir de la "réalité" à chaque instant ? » Pour Yann Minh, l'exploration de la noosphère n'est que le dernier avatar de cette immersion toujours plus totale.
Finirons-nous, comme dans le livre de William Hjortsberg, Matières grises, dans des boîtes abritant nos cerveaux, nos consciences, dans l'attente d'un corps ou comme les protagonistes numériques de « Jour de noces », de Pierre Bordage, qui attendent que la terre soit à nouveau habitable ? Ou encore comme ces entités désincarnées d'Un Feu sur l'abîme qui se passent désormais de support physique ? Pour Philippe Quéau, directeur de l'information et de l'informatique à l'UNESCO, « le virtuel est en train de devenir le paradigme fondamental de notre civilisation ». « La véritable réalité de l'homme est dans sa virtualité, dans sa capacité virtuelle à transformer le monde. (…) Le virtuel est au sens propre une réalité intermédiaire. » S'il nous aide à mieux comprendre le monde, et à nous réaliser, le danger que repère Philippe Quéau est « de nous désensibiliser, de nous couper de nos racines humaines et sociales les plus profondes ». Ce risque de désincarnation n'est pas nul, mais peut-être faut-il y voir, plutôt qu'un anéantissement, une étape vers une autre forme d'humanité et de réalité, un état supérieur permettant également d'accéder à une conscience supérieure.
La Cité des permutants, de Greg Egan, présente un individu ayant réussi à réaliser une copie numérique de lui-même. C'est là qu'il constate que l'homme peut survivre sans support informatique : la trame de l'univers devient l'assise de l'esprit. Il accède en quelque sorte à l'immortalité et s'enrichit en proposant le procédé à des milliardaires qui, devenus simulations, vivent dans la cité virtuelle parfaite, Permutation City, qu'il a crée à leur effet. À présent, seul ce qui est pensée existe. Egan pose les problèmes d'identité liés à la duplication, qui peut aussi se faire en grand nombre : une copie est-elle encore humaine ? Les abîmes métaphysiques qui s'ouvrent sous nos pieds, sous-tendus par des théories cosmogoniques et de physique quantique, donnent le vertige.
Nous ne serions plus que de l'information qui se moque de savoir quel support elle utilise, support qui est d'ailleurs en passe de se modifier plus vite que prévu par les miracles de la génétique. Cité par Norman Spinrad, Greg Bear avait un jour demandé dans un débat sur le courant cyberpunk : « Combien d'entre-vous pensent-ils que les gens auront un aspect reconnaissable comme humain d'ici cinquante ans ? » En voyant toutes les mains levées, il répondit : « Vous vous trompez tous. » Son roman La musique du sang présente de l'ADN utilisé comme mémoire vive d'ordinateur. L'expérimentateur s'injectant ces noocytes pour éviter qu'on ne les détruise au titre de réalisations jugées dangereuses voit son corps se transformer. Les noocytes repèrent le siège de l'intelligence, en prennent le contrôle, puis contaminent l'univers entier, dissociant les molécules de la matière pour les combiner différemment et intégrer les personnalités de l'humanité dans une seule méta-conscience où chacun garde cependant son individualité. L'esprit supérieur ainsi crée coupe ses liens avec le monde physique pour poursuivre ailleurs son évolution.
Les réalités virtuelles nous entraînent décidément très loin. Mais cette désincarnation ne correspond-elle pas à notre nouvelle perception de l'univers ? Les récents développements de la physique tendent à prouver que la matière est faite d'information et que les paradoxes de la physique quantique se dissipent lorsqu'on considère celle-ci sous l'angle de l'information. Dans ce cas, nous ne ferions, une fois de plus, que nous conformer à la réalité, y coller au plus près et non nous en éloigner.
Le réel est devenu immatériel, voire
subjectif comme chez Greg Egan. Faut-il s'en inquiéter ? Le déplorer ?
Ou l'accepter comme une évolution inéluctable à laquelle l'humanité
accèdera un jour, si elle ne se détruit pas entre-temps ? Personnalité
électronique évoluant dans un univers virtuel, nous aurons aimé et
souffert, éprouvé des sensations, nous aurons échangé de l'information.
Nous aurons mis de l'intention, donc du sens, quel que ce soit le
niveau de réalité et d'abstraction où nous nous situerons. En d'autres
termes, nous aurons vécu.
Tout ceci n'est bien sûr que spéculation science-fictive et rien ne permet d'affirmer que ces futurs virtuels se concrétiseront. Mais le simple fait d'évoquer ces récits, qui vont aussi loin que l'imaginaire peut porter, permet de poser sur notre présent un regard, qui je l'espère, l'enrichit ou tout au moins le questionne utilement.
Tout ceci n'est bien sûr que spéculation science-fictive et rien ne permet d'affirmer que ces futurs virtuels se concrétiseront. Mais le simple fait d'évoquer ces récits, qui vont aussi loin que l'imaginaire peut porter, permet de poser sur notre présent un regard, qui je l'espère, l'enrichit ou tout au moins le questionne utilement.