Pierre Bordage
J'ai lu Millénaires, 1999
Curieuse humanité dégénérée que présente ici Pierre Bordage. Mi-humains, mi-animaux, les espèces qui peuplent la terre régressent vers l'animalité pure : grognes, bêles et glousses, considérant comme étant dans l'ordre des choses de finir dévorés par les hurles, miaules, glapes et autres prédateurs carnivores. Cet ordre naturel est codifié par les lois de l'Humpur, qui interdisent le mélange des races comme les initiatives personnelles pouvant mener à la connaissance, considérée comme germe de sédition ou de remise en question des fondements de la société.
L'un des signes tangibles de cette régression est la langue dégénérée qu'invente Bordage, à partir de troncations (la Dorgne pour la Dordogne), d'une syntaxe pervertie (ai'j, a't pour j'ai, tu as), d'un vocabulaire imagé, empruntant à l'ancien français termes et tournures abandonnés (goberger). Cet exercice d'écriture convaincant ne contribue pas peu à l'ambiance du livre. On apprécie également les fabliaux qui, en ouverture de chapitre, délivrent des morales à la façon de La Fontaine. Dans ce système féodal figé, Véhir, un grogne trop romantique pour se contenter de son rôle de reproducteur lors des cérémonies du Grut, doit s'exiler. Un temps aidé par un autre paria qui a préservé un peu du savoir des dieux humains, il fuit en compagnie de Tia, une hurle appartenant à la noblesse, à la recherche du lieu mythique où les dieux humains se seraient retirés. La quête initiatique riche en péripéties, à laquelle participeront d'autres compagnons, d'ordinaire considérés comme des ennemis naturels tels Ruogno le ronge ou Sassi la siffle, délivre le secret de l'origine de cette société composite. C'est une piètre révélation finale, eu égard à la longueur du roman et de surcroît trop attendue pour constituer un élément de surprise. Ce qui importe cependant est que sa connaissance permet de jeter les bases d'une troisième voie ; refusant l'humanité mais aussi les règles strictes de l'Humpur et du retour à l'animalité, elle se fonde sur le mélange des races, le respect et la tolérance. Si Bordage est parfois bavard et se laisse emporter par son lyrisme, il n'en reste pas moins que le lecteur est pris dans le torrent impétueux de l'action. Sa verve de conteur inspiré, son goût de l'épopée en font le Dumas de la science-fiction française. Claude Ecken
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